Les années seventies

sont de retour



© Librairie Arthème Fayard – Dépôt légal novembre 2023 ¤ Illustrations de la couverture : Valéry Giscard d’Estaing pendant la campagne présidentielle de 1974 , combi, chaise, téléphone et cassette.


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Présentation


Le formica, les vestes pied de poule et la Renault 5, mais aussi l’écologie, le sens du travail, l’inflation… Martial You propose de regarder notre époque au prisme des années 70. Un jeu d’allers-retours pour prendre pleinement conscience de la nécessité d’un avenir climato-actif.


¤ La « chasse au gaspi » vous a obsédé pendant l’hiver dernier ? L’expression a été inventée en 1979 par l’homme qui avait créé Bison futé.


¤ Le terrible réchauffement climatique vous inquiète ? Tout était déjà décrit noir sur blanc par d’éminents chercheurs du MIT dans le rapport Meadows en 1972.


¤ La « Grande Démission » et la volonté de ne pas sacrifier sa vie au travail vous étonnent ou vous touchent ? Elles ont vu le jour en 1970 dans la BD de Gébé, L’An 01.


Quelle curieuse impression de déjà-vu !


L’inflation, la crise énergétique, la remise en cause de la consommation, la lassitude au travail, les combats féministes, mais aussi le formica, les vestes pied-de-poule et le Combi Volkswagen… Ils ont fait la une ou la gloire des années 70, les voilà qui reviennent en force aujourd’hui. Est-ce une répétition ou le début d’un nouveau cycle ?


Avec humour et tendresse, au travers de multiples anecdotes, Martial You, journaliste économique né en 1973, se demande pourquoi un tel retour de cette décennie. Qu’est-ce qui nous séduit tant dans la période hippie, la Renault 5 et les vols supersoniques ?


D’un naturel optimiste, l’auteur espère que nous nous appuierons sur notre connaissance de ces années-là pour prendre conscience des grands enjeux et nous projeter avec enthousiasme dans l’avenir – qui sera climato-actif ou ne sera pas. Nous le devons bien aux générations qui arrivent.


Martial You est éditorialiste Économie à RTL. Il intervient chaque matin sur RTL dans sa chronique « L’éco & YOU » et on peut retrouver ses décryptages sur M6 dans le 19.45 et dans l’émission Capital.



Extrait du livre


Préambule


Miroirs


« Bonjour ! Comment allez-vous ? » La voix du Président est sonore, chaleureuse. On sent l’énergie et le sourire affable, même si on ne le voit pas encore. Les mots ricochent contre les miroirs du bureau, projetés depuis le halo de lumière qui floute les contours de la porte-fenêtre. 20 juillet. Le bourdonnement des jardins de l’Élysée sature la pièce. Une chaleur de plomb. Le quadragénaire avale les marches du perron deux par deux. Le chef de l’État apparaît dans l’embrasure de la porte. Une poignée de main vigoureuse. Le regard plonge dans vos yeux.


« On s’installe ? »


Il s’assoit dans un fauteuil. Il a délaissé le bureau un peu trop pompeux. Il marque une pause, s’assure que ses conseillers sont là, puis fixe l’objectif de la caméra. Il y a quelques heures, il remettait le maillot jaune au vainqueur du Tour de France, mais, cette fois, le président de la République française s’apprête à annoncer les mesures de soutien à l’économie. L’heure est grave. La crise est là.


On ne recréera pas la situation antérieure. Ce sera une autre croissance. Le monde change. Je crois qu’il est important de prendre un grand ensemble de mesures de soutien de l’activité économique. Et je crois qu’il est important que ce programme en même temps marque un changement de cap, c’est-à-dire que l’on va vers une autre croissance, vers une autre économie. C’est pourquoi j’y attache une double importance : soutenir l’activité économique et, en même temps, orienter l’économie française vers des structures nouvelles.


20 juillet 1975


Le Tour de France est arrivé pour la première fois sur les Champs-Élysées à la demande de l’homme qui s’exprime en ce moment à la télévision. Valéry Giscard d’Estaing. Malgré les « en même temps » qui émaillent sa démonstration, l’homme est ancré dans les années 70, enlisé depuis son élection dans une crise énergétique qui gangrènera son septennat jusqu’au bout.


Une autre croissance ? Une autre économie ?


Le 1er mai 2021, alors que la France s’apprête à sortir progressivement du confinement et à rouvrir ses commerces de proximité, Emmanuel Macron reçoit des fleuristes à l’Élysée pour la traditionnelle cérémonie du muguet. Son message est le même. Presque mot pour mot. Il souhaite « un nouveau modèle de croissance et de prospérité qui doit produire en France et aider à retrouver un maillage sur le territoire ».


Le 12 octobre 2021, dans la grande salle des fêtes de l’Élysée, Emmanuel Macron présente son plan France 2030. Trente milliards d’euros d’investissements pour maintenir le pays à la pointe de l’industrie et de l’économie mondiale. Ce jour-là, sous les lambris dorés, le président est seul face à un pupitre blanc et des murs d’images. Un film annonce sa prise de parole. Il fait la part belle au progrès et aux grandes avancées technologiques françaises. Elles proviennent presque toutes des années 70 : le nucléaire, la conquête spatiale européenne, le Concorde, le TGV…


N’y aurait-il pas comme un curieux écho à ces seventies ? Les deux périodes se ressemblent en bien des points, au-delà de la crise énergétique et de l’inflation, qui sont les deux éléments de comparaison les plus évidents.


Ces résonances signifient-elles que rien n’a changé en cinquante ans ? Que nous n’avons pas su dépasser cette décennie de crise et de progrès technologiques ou sociétaux ? La décennie 2020 est-elle un bégaiement de l’histoire, un retour en arrière, ou la fin d’une longue séquence de crise qui aura duré un demi-siècle ? Avons-nous uniquement géré (ou dilapidé ?) un héritage depuis 1973 ?


« Je crois qu’après la constitution d’un premier patrimoine de biens courants – automobile, électroménager – dans ces sociétés industrialisées, les grands ébranlements qui ont eu lieu nous conduisent à un autre type de développement économique. Il y a un certain nombre de tâches qui, en France, désormais, doivent à nouveau pouvoir être assumées par des Français, ce qui veut dire une réorganisation assez profonde des conditions de travail et des conditions de formation. »


C’est exactement ce que va s’efforcer de démontrer Emmanuel Macron pendant deux heures en ce 12 octobre 2021, mais les paroles que vous venez de lire datent du milieu des années 70 et sont déjà signées VGE.


Les deux présidents quadragénaires, à cinquante ans d’écart, deviennent l’étrange reflet l’un de l’autre. Bizarre jeu de miroirs. Curieux jumeaux confrontés aux mêmes enjeux. Ils doivent éviter la faillite de leur pays et résorber ses dépendances. Emmanuel Macron prône les relocalisations et le développement de l’apprentissage dans des filières industrielles d’excellence. Mais le patrimoine qu’évoque son prédécesseur à l’Élysée en 1975 – automobile, électroménager – a été perdu au fil des années qui ont suivi. Les usines ont fermé et la production est partie dans les pays à faible coût de main-d’œuvre. Le constat n’a pas empêché la débâcle : la chute de fleurons comme Bull ou Thomson dans la cité angevine et ses alentours ; le drame humain dans des villes comme Alençon ou Argentan, dans l’Orne, lors de la perte des usines Moulinex à la fin des années 90… Certes, en 1978, Giscard d’Estaing remporte les législatives. Il est d’ailleurs le dernier président de la Ve République à faire un septennat intégral en conservant une majorité au Parlement, puisque ses successeurs, François Mitterrand et Jacques Chirac, devront finir leur mandat en cohabitation. Mais il y a l’affaire des diamants de Bokassa fin 1979, il y a les manifestations contre le plan de rigueur de Raymond Barre et la fermeture des mines de charbon en Lorraine. Au terme du mandat de VGE, on retrouve le même reproche que l’on entend aujourd’hui à l’encontre d’Emmanuel Macron : un président déconnecté qui a perdu le vote des jeunes et qui fait face à des mouvements de rue. En 1981, les beurs de banlieue défilent sous la banderole « Touche pas à mon pote » derrière Mitterrand. Aujourd’hui, les gamins des cités ne votent plus du tout.


Giscard / Macron. C’est vrai, les deux hommes se ressemblent. Pas surprenant alors que les décennies qu’ils traversent se répondent. Ils sont arrivés jeunes à l’Élysée, poussés par un espoir et une volonté de changement. Quadragénaires, dynamiques et séducteurs, ils devaient remplacer l’ancien monde. Et ils l’ont fait. À leur corps défendant, car ils finissent épuisés. L’un au bout de son septennat. L’autre à l’issue de six ans de pouvoir. Oui, ils nous ont fait entrer dans une nouvelle ère. Celle de Valéry Giscard d’Estaing achève les années de Gaulle, l’après-guerre et les Trente Glorieuses. On bascule dans l’industrialisation, la crise économique, l’inflation et l’envolée des prix du pétrole. C’est l’amorce d’un cycle long où l’économie se globalise, où l’industrie se robotise, où le travail se « tertiarise », où le monde se virtualise. C’est aussi l’époque de la montée d’un racisme, né de la décolonisation, avec une société qui se polarise et quelques piliers comme la famille ou la religion qui se volatilisent. Voilà le nouveau monde qui naît sous VGE.


Avec Emmanuel Macron, on arrive au bout de l’évolution du monde giscardien. Encore plus jeune, il débute tambour battant avec un nouveau parti plein de promesses et porteur de changement puisqu’il indique un mouvement, « En marche », comme avaient pu le laisser croire en leur temps les « Républicains indépendants », le parti de Giscard. Comme son prédécesseur, Emmanuel Macron entame son deuxième quinquennat avec l’image d’un président déconnecté, détesté par une partie de la population, alors qu’il avait réussi à sortir le pays d’une pandémie inédite et d’une guerre sur le territoire européen qui a créé inflation et flambée des matières premières. Il a l’Ukraine comme Valéry Giscard d’Estaing avait eu la guerre du Kippour.


À la fin du septennat de VGE, la jeunesse est derrière Mitterrand, et la vieille France traditionnelle et nantie redoute les chars russes aux portes de Paris avec l’arrivée de la gauche et des communistes au pouvoir. Le centrisme de droite a dérivé vers la gauche rose-rouge. À la fin du second quinquennat d’Emmanuel Macron, beaucoup d’observateurs redoutent la victoire d’une extrême. Droite ou gauche. Ce que les adversaires du chef de l’État ont baptisé « l’extrême centre » pourrait conduire à l’Élysée une extrême droite un peu pastel ou une extrême gauche rose-rouge-verte.


Les années 70 amorcent aussi une nouvelle « révolution industrielle », portée par un président qui croit au progrès technologique pour répondre aux urgences climatiques et à la montée inexorable du chômage de masse. Ce changement majeur dans le monde du travail atteint aujourd’hui son apogée avec l’émergence d’une industrie dominée par l’intelligence artificielle et portée par un chef de l’État qui a rêvé dès son arrivée à l’Élysée de transformer la France en « start-up nation ». On ignore encore la grande majorité des emplois qui naîtront de cette nouvelle ère. De nouveaux métiers. De nouveaux cols bleus. De nouveaux exclus.


Les années Macron vont-elles clore les années Giscard pour entamer un nouveau cycle qui réglera enfin les problèmes apparus au cours des cinq dernières décennies et qui n’ont jamais été traités – comme les questions écologiques par exemple ? Ou bien les années Macron sont-elles une répétition en pire des années Giscard ? J’espère que la première hypothèse l’emportera. Nous le devons à la nouvelle génération qui arrive sur le marché du travail. Je pense d’ailleurs que nous n’avons pas le choix et que les plus jeunes auraient raison de nous en vouloir d’avoir laissé le monde dans un tel état.


« Ils se transforment à volonté : courts, longs, carrés, minces, gros ou ronds » (générique des Barbapapa).


Les années 70 sont des années mal-aimées. Et c’est injuste. D’abord parce que j’y suis né. Les années 80 sont flamboyantes, déjantées à l’image des chansons de Plastic Bertrand, Lio ou Richard Gotainer. Elles sont porteuses d’un changement de société avec la victoire de la gauche, qui met un terme symbolique aux années de Gaulle. On parle de loisirs, de temps pour soi, de Ministère du Temps libre, de victoire de la jeunesse. Les années 70 n’ont rien de tout cela et, pourtant, elles ont marqué de leur empreinte les décennies suivantes. Elles sont à l’origine de tout ce qui rend les eighties si séduisantes. Évidemment, au cours de cet ouvrage, je ferai régulièrement référence à des éléments ou des slogans publicitaires des années 60 ou 80, car la décennie qui m’intéresse ici a des influences qui débordent d’un côté et de l’autre.


Je suis donc un enfant des années 70. Un héritier de la crise et du choc pétrolier. Un oublié des « Trente Glorieuses ». Je perçois en écrivant ces lignes à quel point cette décennie a été un point de bascule de notre monde contemporain. On le voit se déformer, comme dans la galerie des glaces de la fête foraine. C’est un monde adolescent un peu difforme. En devenir. Ce sont des années Barbapapa. Souvenez-vous, ce combat permanent contre la pollution. Les livres et les dessins animés étaient déjà très militants en faveur du respect de la nature et des océans face à l’industrie. J’en garde un petit traumatisme, car cela me paraissait très éloigné de mon quotidien dans le Maine-et-Loire. Mais l’histoire qui s’écrivait autour de moi et qui pouvait paraître inquiétante s’agitait et rebondissait dans une bulle emplie de couleurs vives, glissait doucement sur le formica de la cuisine, s’accrochait aux fausses fourrures de Farah Fawcett ou grimpait le long des cuissardes et des jupes bohèmes de ma tante, adossée à la tapisserie géométrique jaune et orange. L’incertitude de l’époque était joyeuse. Elle avait du peps.


Cette période est malmenée par l’histoire, car elle signe la fin d’une parenthèse de croissance et de paix qu’on idéalise. Elle referme la France gaullienne. Indépassable. Elle n’est pas encore dans la révolution socialiste mitterrandienne. Ce voile jeté sur les seventies n’est pas mérité : de nombreuses avancées ont eu lieu à cette époque. Des évolutions sociétales majeures en matière de droit des femmes, de reconnaissance des minorités, de découvertes technologiques, de défense des consommateurs… Mais le plus marquant des sauts idéologiques qui servent de terreau aux combats d’aujourd’hui, c’est la prise de conscience écologique. Et nous partions de loin ! Avant les années 70, la pollution, c’était le progrès.


Je revois L’Homme de Rio, un film de 1964. Belmondo bondissant, en passe de quitter le cinéma d’auteur pour devenir le superhéros des seventies. Notre Indiana Jones tricolore est à la poursuite de statuettes brésiliennes maudites, comme les sept boules de cristal de Tintin.


Scène finale : au bout d’une course effrénée, Bebel et Françoise Dorléac sortent de la forêt amazonienne. Les arbres tombent comme des dominos. Le professeur Norbert Catalan vient de mourir enseveli alors qu’il avait découvert le trésor qu’il convoitait jusqu’à la folie. La malédiction n’est autre qu’une armée de bulldozers qui avance patiemment comme un troupeau de coléoptères géants en déracinant les arbres et en écrasant les sous-sols. Les deux héros émergent dans un nuage de poussière et admirent la marche lente des « chars de chantier » qui abattent la forêt. Ils se ressaisissent, s’époussettent à la hâte comme si la vision de ces engins était le visage de la civilisation. La déforestation massive est devenue le bras armé de la malédiction aztèque. Ce qui sauve les héros, c’est la destruction mètre par mètre de l’Amazonie. Le progrès défile devant une famille d’indigènes médusés, à la façon des jeeps américaines dans les villages normands en 1944.


Terrible signature de cette époque des « Trente Glorieuses » sanctifiant le progrès et allant vers leur fin. Pendant tout le film, Belmondo court au milieu de chantiers en construction, de bâtiments gigantesques, de bétonnières et de grues. C’est le triomphe de l’architecte Oscar Niemeyer.


Quelle aberration aujourd’hui, quand nous sommes confrontés à l’urgence climatique ! Petit écolier, je me souviens encore de mon instituteur m’expliquant qu’on arrachait l’équivalent d’un stade de football tous les jours en Amazonie, le « poumon de la Terre ». Le constat était fait. Le drame était écrit. Le diagnostic vital était engagé. Qu’avons-nous fait de ces cinquante dernières années ?


Quelques heures après sa nouvelle élection au Brésil, devant la communauté internationale réunie pour la COP27, Lula s’est engagé à « se battre pour une déforestation zéro » et à « reprendre la surveillance de l’Amazonie ». Au cours de la dernière décennie, les abattages d’arbres avaient augmenté de 75 %. Il est temps que la sauvegarde de la plus grande forêt du monde devienne la priorité de tous. La prise de conscience est certainement plus forte aujourd’hui qu’en 1973 et c’est ce qui doit nous remplir d’espérance.


Les ferments de notre monde actuel remontent donc aux années 70. Et j’ai parfois le sentiment d’être un « voyageur du temps », comme Fernandel dans le film François 1er, qui sait déjà comment chaque personnage va finir. J’ai cette impression que nous arrivons au terme des prédictions les plus pessimistes et que nous avions vu l’ensemble des symptômes, il y a cinquante ans. Le rapport Meadows, publié en 1972, dressait déjà le même constat que le GIEC au cours des dernières années. Un manque de ressources pour nourrir une population mondiale en pleine croissance et des rendements agricoles qui seront de moins en moins élevés à cause de l’épuisement des terres. Les auteurs, pourtant chercheurs au Massachusetts Institute of Technology, avaient été moqués, marginalisés, perçus comme des illuminés, des oiseaux de mauvais augure, des pythies qui refusaient de voir que le progrès technologique allait permettre d’apporter des solutions pour sauver le climat et continuer à ponctionner les ressources naturelles. En ce point, la théorie qui disait que le pétrole commencerait à manquer en 1995 et qui avait cours dans les années 70 s’est révélée fausse grâce aux nouvelles techniques d’exploration. Cela n’a fait que retarder l’échéance inévitable à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés.


Nous retrouvons les mêmes thèmes, les mêmes aspirations et les mêmes combats que dans mon enfance. Mais avec un sentiment d’urgence en plus. Cette impression d’être au pied du mur alors que, dans la décennie 70, la menace était un horizon lointain avec lequel on pouvait encore jouer à se faire peur, tandis que les espoirs et la jouissance étaient une exigence immédiate. On a quitté le plaisir de l’instant pour se plonger dans l’urgence angoissante de la fin du monde. C’est sans doute pour cela que ces années d’insouciance reviennent.


Reste à savoir si nous sommes en train de finir une ère qui aura duré cinquante ans ou si nous capitalisons désormais sur les succès et les échecs de ces années pour construire le demi-siècle qui vient. C’est sans doute un peu les deux. Les échos et les allers-retours sont en tous les cas troublants et parfois amusants. Sur l’économie et ses dépendances, la crise énergétique nous a évidemment replongés dans le traumatisme des chocs pétroliers. Mais le rapport à la voiture, à l’habitat, à la planète, aux relations entre les hommes et les femmes, aux combats des minorités… Mais le retour à l’esthétique de ces années paillettes… Mais notre regard sur la société de consommation et le monde du travail… Tout cela se répond comme un écho entre deux montagnes. Nous vivons dans les mêmes contradictions qu’en 1970. Entre ceux qui voudraient nous ramener au temps de « la lampe à pétrole et des amish », comme ironisait Emmanuel Macron, et ceux qui pensent, comme Valéry Giscard d’Estaing, dans un entretien au Monde le 29 janvier 1978, que « la dimension écologique est fondamentale, mais qu’elle n’est pas la seule. On ne peut pas uniquement proposer aux Français une réconciliation avec les milieux naturels. Il nous faut assurer simultanément le progrès social et l’organisation d’une société à la fois démocratique et industrielle ». Ceux qui croient au progrès technologique comme la seule réponse aux défis du monde versus ceux qui le vivent comme une aliénation et un danger. Nous en sommes toujours à ce niveau-là du débat.


Nous devons nous détacher d’une vision un peu traumatique du monde et de l’histoire pour nous forcer à regarder l’avenir avec entrain. Nous le devons aux générations qui nous ont précédés et surtout à celles qui nous suivent. Mais n’oublions jamais que nous sommes nés – nous, sémillants quinquagénaires – à la fin d’une période d’opulence, au milieu de deux crises économiques mondiales, au moment de l’apparition du sida et de la naissance du chômage de masse. Cela peut pousser à voir le monde avec un regard légèrement pessimiste. Dans ce livre, nous ne ferons pas une rétrospective nostalgique, mais, au contraire, nous allons nous servir de notre expérience pour tenter de deviner le futur et tirer quelques enseignements pour l’avenir. Je reste convaincu que le xxie siècle a vraiment débuté avec la pandémie de Covid en 2020 et qu’il a quelques beaux jours devant lui.


Combi VW, Renault 5 et périph’ « Roulez, jeunesse ! » (slogan publicitaire pour présenter la Renault 4, 1981)

Studio de la Plaine Saint-Denis, 14 janvier 2021.


Sur une musique rap et techno comme il les aime, le nouveau directeur général de Renault, l’Italien Luca de Meo, s’avance d’un pas décidé vers son nouveau modèle. Il a le sourire de ceux qui se savent en train de réaliser un gros coup de communication. Lorsqu’il a pris ses fonctions, six mois plus tôt, il s’est promené dans les couloirs du centre de recherche et développement de la marque et il est tombé sur SA pépite. Elle était abandonnée dans un bureau comme une vieille guimbarde à la casse. Mais, lui, sait que le renouveau de sa marque est devant ses yeux, chiffonné dans un carton. Il relance le projet en urgence et, aujourd’hui, le patron présente SA nouvelle Renault 5 électrique. Le dandy a, comme toujours, une pochette crantée à son veston. Les trois petits triangles sont gris anthracite et jaune comme la marque qu’il représente et comme la voiture qui est à côté de lui. « Je sais d’expérience que, lorsqu’on est capable de réinventer des produits cultes de la marque, cela allume le feu pour toute la marque et c’est ce que l’on attend avec la nouvelle Renault 5. » Luca de Meo est un spécialiste du revival. Il a déjà réussi un succès mondial en relançant la Fiat 500, qui représente de très loin la plus grosse partie des ventes de la marque italienne aujourd’hui. Il est persuadé que jouer sur la nostalgie crée une proximité immédiate avec le modèle et que ce n’est plus l’intellect qui dicte l’achat mais l’émotionnel. Il ressuscite donc plusieurs modèles phares des années 70 en version électrique. La R5, mais aussi la R4. Il transforme le logo de Renault pour revenir au mythique Vasarely de ces années-là.


Au même moment, en février 2021, l’éternel adversaire, Peugeot, change de signature visuelle également pour reprendre la tête de lion qui trônait au milieu de la calandre de la 204, la voiture française la plus vendue entre 1969 et 1971. On appelle cela du « flat design », un retour à un style géométrique et épuré qui avait cours dans les années 60-70. Comme par hasard ! Citroën tente aussi de renouer avec le logo plus antérieur encore de la 2 CV, qui nous plonge, cette fois, dans les chevrons qui ornaient les modèles de la marque au cours des années 1920 à 1950. Mini a retrouvé une nouvelle jeunesse en jouant sur les mêmes codes et en communiquant sur sa touche british alors qu’elle appartient désormais à l’allemand BMW. Qu’importe ! Ce qui compte, c’est de renouer avec la légende.


Qu’est-ce qui peut bien pousser les constructeurs à rechercher l’esthétique du passé ? N’ont-ils donc plus d’idées ? La raison est à chercher ailleurs : c’est une façon de mieux vendre le futur. Et de survoler le clivage qui existe aujourd’hui, comme dans les années 70, entre les fous du volant et les anti-bagnoles. Illustration parfaite de la stratégie actuelle des constructeurs : Volkswagen vient de relancer son mythique Combi, qui nous fait instantanément replonger dans les seventies. Le véhicule s’appelle ID Buzz. Pour l’instant ! car je pense qu’il va reprendre très vite son ancienne appellation chez les acheteurs nostalgiques. La référence à son grand-père bariolé de fleurs et gavé de planches de surf saute aux yeux, mais il est maintenant électrique comme ses cousines Mini, Fiat 500 ou Renault 5.


La prise de risque est minimale, car l’enjeu est de pouvoir vendre des voitures équipées des nouvelles technologies hybrides ou électrique en jouant sur la fibre émotionnelle – laquelle permettant de placer immédiatement le prix un peu plus haut. La nostalgie est terriblement rentable.


Au cours des années 70, les Japonais sont venus prendre des parts de marché aux constructeurs tricolores et aux géants américains sur leurs propres territoires. Cinquante ans plus tard, la concurrence reste asiatique dans le domaine électrique, mais, cette fois, elle vient de Chine et d’Inde. Là encore, le « revival » a un intérêt défensif pour nos constructeurs européens : conserver un lien affectif avec leurs clients et mettre en avant une histoire commune pour ne pas voir leurs acheteurs partir vers les nouveaux entrants sur le marché. BYD et Tata n’ont pas d’histoire. Tesla parvient à s’inventer un mythe autour de son patron fantasque, Elon Musk, qui réussi à faire croire qu’il est l’architecte du monde de demain. Mais ça n’a pas la force d’un souvenir de voyage en vacances dans la berline familiale.


Pendant les trente dernières années, il a fallu mettre en avant la world car, un véhicule capable de plaire à tous les publics. On a unifié les lignes de montage, les équipements, les moteurs. On a fusionné les constructeurs. On a banalisé le produit. Aujourd’hui, les géants de l’automobile se rendent compte que les meilleurs dans ce domaine sont les Chinois. Les acteurs historiques doivent donc retrouver une griffe, un ancrage territorial, réécrire leur légende centenaire. Ils découvrent que leur catalogue est un patrimoine que les pays émergents n’ont pas. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le chinois Geely a racheté Volvo et si Tata s’est offert Jaguar Land Rover. Les Occidentaux doivent donc renouer avec leur ADN de marque et c’est pour ça qu’ils ressuscitent les modèles des années 60-70.


Et si ce sont ces périodes-là qui ont la cote, c’est tout simplement parce que les seuls qui peuvent acheter des voitures neuves aujourd’hui ont plus de 50 ans. C’est la moyenne d’âge pour l’acquisition d’un tel véhicule en France. C’est donc à eux, à leurs souvenirs, que l’on s’adresse directement.


Et je regarde toujours avec tristesse le destin tragique de la merveilleuse Citroën SM Maserati, un bijou de technologie qui illustrait parfaitement le génie de nos motoristes et designers du monde automobile à cette époque-là et qui a été un des pires échecs et des pires gouffres de la marque, car ce paquebot roulant est sorti quelques mois avant le premier choc pétrolier. Elle consommait plus de 10 litres d’essence aux 100 kilomètres et le bolide s’est retrouvé bridé en 1974, quand on a instauré les limitations de vitesse sur les grands axes routiers pour faire des économies de carburant.


Damned !


« It’s unusual to drive the vehicle you were conceived in » (publicité pour le Combi Volkswagen).


C’est aussi une période où la voiture s’est démocratisée et où l’automobile est devenue la reine des villes. Le paysage de tout le pays a été transformé pour laisser la place aux quatre-roues. La voiture était la première liberté conquise pour les jeunes. L’espace d’évasion et des premières amours. Une chambre loin des parents avec quatre roues et, si besoin, des petits rideaux pour ceux qui optaient pour le Combi Volkswagen. La voiture, c’est le camping sauvage.


Sur ce point, les mentalités ont fortement changé depuis le début du xxie siècle. C’est une vraie différence entre les deux époques, même si le rejet des engins motorisés aujourd’hui trouve largement sa source dans les abus des années 70.


Lors de l’inauguration du Salon de l’automobile de Pars en 1966, Georges Pompidou résume l’état d’esprit de l’époque en quelques mots tenus sur le stand de la prévention routière. « L’automobile n’est pas seulement un signe de promotion sociale, elle est véritablement le signe de la libération de l’individu. C’est une forme moderne par laquelle se marque la volonté de l’individu de se libérer du groupe, de garder sa personnalité, sa liberté d’allure, la possibilité d’aller quand il veut, où il veut, comme il veut. »


Depuis le début des années 50, la fiscalité sur le diesel est incitative et cela deviendra un avantage concurrentiel évidemment, au moment du choc pétrolier. Les ventes de véhicules diesel ne représentent alors qu’un quart du marché, les modèles sont assez peu développés en direction du grand public. La crise va faire décoller la demande pour aboutir à trois quarts des véhicules roulant au gazole au début du xxie siècle.


C’est un phénomène que l’on retrouve aujourd’hui avec le décollage de l’E85, qui est une réponse conjoncturelle à la hausse du prix des carburants. Quand le marché des ventes de voitures neuves chutait en 2022 de 7,8 % pour retrouver son niveau de 1974 (on revient toujours dans cette décennie, décidément !), dans le même temps, les ventes de ce carburant de synthèse, réalisé à partir de l’éthanol des betteraves notamment, progressaient, elles, de 83 % pour atteindre 6,5 % de part de marché alors que sa consommation était marginale avant la montée des prix à la pompe. Plus que la flambée des ventes de véhicules hybrides ou électriques, la progression de ce carburant reproduit parfaitement le phénomène qu’on avait connu avec le diesel au moment des krachs pétroliers.


Comme tout régime alimentaire qui se respecte, on sait qu’on peut manger de tout à condition que cela reste dans des proportions raisonnables. Il en va de même avec l’économie et l’industrie. Chaque fois qu’il y a un monopole technologique indépassable ou que le débat politique n’existe plus, car des faits sont jugés indiscutables, c’est dans ces moments-là qu’il convient d’être méfiant. Le diesel était une évidence. On a vu depuis combien cela pouvait être préjudiciable pour la qualité de l’air dans nos villes. Je suis assez convaincu que nous découvrirons – peut-être avant sa généralisation totale en 2035 – que le 100 % électrique ou l’E85 ne sont pas les réponses que l’on espérait pour préserver le climat. L’analyse stratégique souffre souvent de myopie et l’on peine à voir l’ensemble de l’écosystème et toute sa chaîne de valeur à moyen-long terme.


Quoi qu’il en soit, l’organisation du territoire et plus singulièrement celle de nos villes modernes doivent beaucoup à l’époque où les Simca 1000, les Renault 16 et les Citroën DS paradaient en majesté dans nos rues, leur imprimant une signature unique au monde, qui traîne encore dans l’imaginaire de la plupart des touristes américains qui viennent dans la capitale française. La ville a été façonnée pour répondre aux besoins de l’automobiliste. Georges Pompidou aura été en ce sens le baron Haussmann du xxe siècle, toujours au service de la voiture qu’il aimait tant. C’est sous son impulsion que l’on va construire le périphérique parisien pour permettre au million de voitures qui viennent quotidiennement dans la capitale durant les années 70 d’accéder plus facilement au cœur de la ville via les différentes portes qui le jalonnent et ceinturent Paris. Il en aura surveillé le déploiement, depuis sa présence dans le cabinet du général de Gaulle en 1958, quand est prise la décision de le construire, jusqu’à son inauguration en 1973. En 1971, alors qu’il est devenu président de la République, Georges Pompidou développe un peu plus son idée d’une ville qui se met au service de l’automobile. Le 18 novembre, devant le district de la région parisienne, la voiture devient un droit citoyen prioritaire à ses yeux : « Ce n’est pas parce que l’on empêcherait les voitures de circuler qu’on rendrait Paris plus beau. La voiture existe, il faut s’en accommoder et il s’agit d’adapter Paris à la fois à la vie des Parisiens et aux nécessités de l’automobile, à condition que les automobilistes veuillent bien se discipliner. »


C’est la parfaite antithèse de la politique adoptée depuis quelques années par la municipalité de Paris.


Il faut se rappeler qu’avant 1970 le deux-roues est un élément indissociable du déplacement des classes populaires en ville. Qu’il s’agisse du vélo, du Solex ou de la Mobylette. Les pistes cyclables que nous voyons fleurir un peu partout dans les grandes métropoles depuis le début de ce siècle ne sont qu’un retour à une situation antérieure. Mais la décennie 70 avait rendu la bicyclette et les autres « mobilités douces », comme on dit aujourd’hui, totalement ringardes. Tout simplement parce que la voiture était désormais accessible aux classes moyennes et parce qu’elle était devenue indispensable à cette population qui avait commencé à s’installer dans des lotissements en périphérie des grandes villes, ce qu’on va appeler des « cités-dortoirs », alors qu’auparavant ces populations vivaient au cœur des cités. On paie aujourd’hui, en matière de pollution, l’addition de la politique du « tout-bagnole » des années 70 dans les grandes villes associée à l’obligation vitale des classes populaires d’avoir un véhicule, puisqu’elles sont reléguées en périphérie, où les prix de l’immobilier sont plus accessibles qu’intra-muros. L’accession à la voiture pour tous était un gage de réussite sociale des classes émergentes au même titre que la maison Phénix, construite – oh, modernisme absolu ! – avec un garage pour y stationner la Dauphine. Aujourd’hui, la voiture est devenue un signe d’exclusion sociale. Être moderne, c’est être piéton ou cycliste, et cela ne peut pas se passer sans graves tensions sociales. C’est le coût du carburant et la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes nationales qui ont enflammé la révolte des Gilets jaunes.


Avant 1970, 20 % des déplacements domicile-travail en agglomération se faisaient à deux-roues. À la fin de la décennie, on tombera à 5 % avec l’idée que ce mode de déplacement est démodé et dangereux. Il faut dire qu’entre-temps les ingénieurs urbanistes vont créer ce qu’on appelle des « plans de circulation » qui font la part belle aux voitures et aux bus. On ne peut pas abattre des immeubles haussmanniens pour élargir les avenues, donc on va transformer la physionomie de nos centres en créant des couloirs de bus dédiés, des feux tricolores nombreux, des sens uniques. C’est aussi à cette époque que vont apparaître le marquage au sol sur les boulevards, les zébras et les zones de stationnement, car il faut rationaliser la chaussée. Dans ce contexte, il n’y a plus la moindre place pour les vélos. La nouvelle organisation de circulation en ville va très vite s’étendre sur tout le territoire, car la moitié du coût des travaux est assumée par l’État. Une aubaine pour les maires, qui peuvent ainsi rénover leurs centres à moindres frais. La politique en faveur des deux-roues est alors rattachée aux services des « espaces verts ». Le vélo devient un loisir et non plus un mode de circulation urbain. Le développement des tramways et l’inauguration de centaines de kilomètres de pistes cyclables au cours de ces dernières années sont en train de prendre le contrepied parfait des seventies. On rend la ville aux piétons, aux habitants, aux commerces et aux deux-roues. Mais tout cela a un coût, c’est au prix d’une gentrification qui expulse les familles de ces grandes métropoles.


Pour éviter de basculer dans une guerre des territoires entre les grandes villes « sans bagnoles » et la France « périphérique » condamnée à rouler, il va donc falloir remettre les ingénieurs urbanistes au travail comme dans les seventies, en leur demandant d’inventer des services de transports en commun plus fiables qui vont chercher les banlieusards le plus loin possible dans un temps acceptable. On voit aussi des entreprises réfléchir à une nouvelle organisation du travail (on y reviendra dans ce livre), avec du télétravail et une semaine de quatre jours, afin de permettre à leurs salariés les plus éloignés d’éviter les heures de trajets quotidiens. Le gouvernement va aussi devoir financer la location de véhicules électriques à petit prix, accessibles pour les plus modestes. Le programme a été promis. Car personne n’a envie de polluer par principe.


« Que voulez-vous, les Français aiment la bagnole… » (Georges Pompidou)


En 1970, la voiture devient le symbole de l’émancipation sociale et de l’émergence d’une classe moyenne urbaine qui travaille dans les bureaux.


On aura compris que la question environnementale n’est pas la priorité de ces années-là. Ce qui pose question et nourrit alors un embryon de sentiment anti-voiture, c’est précisément la montée en flèche du nombre de véhicules dans la capitale et dans les grandes villes. L’engorgement débute, l’asphyxie se profile, l’embolie est proche. « J’entends bien qu’il ne suffit pas d’avoir du travail et qu’il y a le problème de vivre. Vivre, c’est d’abord le logement », poursuit le président Pompidou en 1971. Mais il en vient « au plus difficile des problèmes de la région parisienne : c’est-à-dire aux transports. […] Certes, on peut imaginer que la politique des villes nouvelles tende sinon à diminuer, tout au moins à limiter ce besoin de migration quotidienne. […] Il y aura toujours des migrations. Il y aura toujours le besoin d’assurer à des centaines de milliers de personnes dans la région parisienne le moyen de se déplacer pour aller sur les lieux du travail ».


Ce constat était encore l’argument principal des associations de défense des automobilistes qui prenaient le parti des banlieusards venant chaque jour dans Paris. Il a fallu attendre la Covid et le développement massif du télétravail pour envisager sérieusement la possibilité de ne pas prendre son véhicule pour aller au bureau. Il n’en demeure pas moins que si 8 % seulement des Parisiens utilisent leur voiture pour aller travailler, cela reste le mode de transport quotidien de trois Français sur quatre à l’échelle du pays. On ne laisse pas sa guimbarde prendre la poussière au garage, on l’utilise tous les jours pour se rendre au boulot.


Le paradoxe des années 70 ressemble donc beaucoup à celui que nous connaissons aujourd’hui. « Je t’aime, moi non plus. » Car, en même temps que la politique urbaine se tourne exclusivement vers l’automobile, le sentiment anti-voiture apparaît à cette époque avec des inquiétudes et des clivages sociaux identiques à aujourd’hui. Insupportables « bagnoles » à l’époque pour les mêmes raisons qu’aujourd’hui : en raison du bruit, de la pollution et des embouteillages. Ajoutez une dimension qui a presque disparu aujourd’hui : la mortalité sur les routes.


Aux États-Unis, en 1970, les autorités imposent un Clean Air Act qui oblige les constructeurs à fabriquer des véhicules moins polluants. En France, on multiplie les contrôles antipollution dans les villes avec des sanctions à la clé. À Paris, on limite les interventions des îlotiers aux carrefours, car certains faisaient des malaises quand ils restaient trop longtemps dans la fumée des gaz d’échappement. En 1973, le premier parti écologiste voit le jour en France dans la foulée de la publication d’un livre intitulé L’Utopie ou la Mort. Son auteur, René Dumont, deviendra, l’année suivante, le premier candidat défendant l’agriculture, la terre et la sauvegarde de l’eau. Sur une bicyclette en Bretagne, il marque une pause et lance une formule restée célèbre : « La voiture, ça pue, ça pollue, ça rend con. » Il dénonce la dictature de l’automobile et le développement à marche forcée des autoroutes, qui défigurent le paysage. Une attaque directe à la politique de Georges Pompidou, qui était fier de dire en 1966 que la France rattrapait son retard sur l’aménagement du territoire en inaugurant 8 000 kilomètres d’autoroute cette année-là et en poursuivant sur ce rythme les années suivantes. René Dumont fera 1,32 % des suffrages à l’élection de 1974. Mais la graine de l’écologie politique est plantée. Et le débat « pour ou contre » les voitures restera un thème de campagne de chaque présidentielle.


Les partisans de la voiture mettent en avant le droit et la nécessité de circuler. En transformant désormais le débat pour en faire une opposition entre les urbains et les ruraux. C’est une erreur. Le vrai clivage autour de l’automobile était et est toujours entre les riches et les pauvres.


L’écologie en matière de mobilité est devenue un luxe réservé à ceux qui ont les moyens de se l’offrir. Les aides pour l’achat de véhicules propres (donc 100 % électriques) débloquées après les confinements par Emmanuel Macron sont d’abord allées aux familles les plus riches, car ces voitures coûtent en moyenne 10 000 euros de plus que leurs équivalents thermiques. Selon le ministère de la Transition écologique, les ménages modestes dépensent en moyenne 8 200 euros pour l’achat de leur véhicule familial, ce qui les condamne à opter pour un modèle de plus de 8 ans, diesel, avec une vignette Crit’Air 3. C’est ce que j’appelle la « France des Laguna », une population grandissante qui se retrouve progressivement écartée des centres-villes, où l’on met en place des « zones à faible émission ». C’est cette France qui redoute le décrochage et que l’on retrouvait aussi sur les ronds-points et dans les rangs des Gilets jaunes. L’émergence quasi exclusive de modèles électriques ou hybrides dans les immatriculations de véhicules neufs conduit ces familles à se tourner de plus en plus vers des gammes vieillissantes. L’âge du parc automobile français recule d’année en année, pour atteindre dix ans en moyenne. Quant à la fiabilité des modèles « zéro émission » sur le marché de l’occasion, elle n’est pas non plus démontrée pour ce public. Que vaut une voiture dotée d’une batterie vieillissante et dont l’autonomie est celle des premiers exemplaires du genre ? C’est là que se situe le véritable clivage social de la voiture. Il s’agit moins d’un combat idéologique sur l’empreinte carbone que de la capacité d’acheter ou pas ces véhicules propres. La voiture électrique accélère en fin de compte le sentiment de déclassement d’une partie de la population.


Ceux qui dénigrent la voiture polluante appartiennent donc majoritairement à une catégorie sociale qui peut acheter un véhicule propre ou qui peut habiter en ville et se passer définitivement de son auto.


Dans les années 70, un clivage existait aussi entre riches et pauvres autour de la voiture. L’automobile était, à l’inverse d’aujourd’hui, l’apanage des urbains. À cette époque, le sociologue Luc Boltanski établissait que la critique des dégâts de l’automobile, à savoir la mortalité routière et la pollution, était apparue au moment où la classe moyenne avait pu accéder à ce bien qui était ainsi devenu un objet de consommation courante, vulgaire au sens étymologique du terme, c’est-à-dire accessible au peuple – ce qui est vécu comme une intrusion hostile sur le territoire d’une certaine élite sociale. La différence entre les modèles et les marques va naître alors de la volonté d’afficher sa catégorie sociale avec un modèle « classe moyenne » qu’on appelle aujourd’hui le segment B dans le jargon automobile (la Citroën GS, la Renault 12, la Simca 1000) et des modèles plus puissants, réservés aux catégories supérieures (Citroën CX, Renault 30 ou la Peugeot 604, les voitures des patrons et des présidents de la République). Quand il joue les chefs d’entreprise acariâtres, Louis de Funès apparaît dans ces derniers véhicules, sans aller jusqu’au paroxysme de la Rolls-Royce qui percute la « 2 CV » dans Le Corniaud.


Cette différence sociologique s’est un peu estompée au cours des dernières années. On la retrouve précisément entre ceux qui peuvent ou non acheter des modèles « propres », mais on constate surtout un désintérêt croissant pour la voiture en tant que telle chez les jeunes générations, qui n’en font plus un marqueur social important. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les chiffres de ceux qui passent leur permis de conduire. Ils étaient un peu plus de trois millions de candidats à espérer obtenir le précieux papier rose synonyme d’indépendance en 1970, mais seulement 826 000 en 2018, alors que la France compte quinze millions d’habitants de plus.


Finalement, que ce soit en raison d’une urbanisation toujours plus forte de la population, d’un développement du maillage des transports en commun, d’un développement du télétravail et des tâches à distance ou d’une véritable conscience environnementale, on s’aperçoit que la voiture perd petit à petit de son influence. En ce sens, le règne de l’automobile, qui a connu son apogée dans les années 70, est sans doute en train de disparaître. Du moins, tant qu’il ne redevient pas un « mythe » et une source de fierté nationale.


Les années 70 sont celles qui amorcent la sortie de route de l’industrie automobile et le désamour naît autant des soucis environnementaux que de la souffrance sociale de voir disparaître notre production nationale. J’ai couvert de nombreux Salons de l’auto à Paris. Il y avait systématiquement ces dernières années le bal des manifestants. Celui des écolos anti-bagnoles, qui s’enchaînaient aux stands, et celui des salariés, comme les employés de Ford Blanquefort, qui venaient crier leur désespoir de voir leur usine fermer. Il y a toujours eu une constante lors de ces défilés dans les allées du Salon : jamais aucun modèle produit sur le territoire n’était dégradé. Tout simplement parce que c’était la fierté des ouvriers, qui comprenaient bien qu’on mettait aussi en valeur leur travail lors de cet événement. Du moins, c’est comme ça qu’ils le voyaient.


Revenir aux modèles produits en France pendant les années 70, c’est donc aussi faire semblant de se replonger dans une époque où la France sortait des véhicules bleu-blanc-rouge. Juste avant le déclin. C’est repeindre aujourd’hui avec le vernis de la nostalgie une époque où on a commencé à installer nos chaînes de montage à l’étranger.


—- Fin de l’extrait —-